RUN THE JEWELS – RTJ4

Écrit par sur 16 janvier 2021

On ne va pas se mentir, écrire une chronique musicale en 2020 relève un peu du parcours du combattant. Cette année est clairement l’apothéose de ce qu’on appelle « une année GSU ». Pour ceux qui nous lisent pour la première fois (Bienvenue, y’a de la bière au frigo, servez-vous), le théorème de la GSU stipule que plus une année est nulle à chier en terme d’actu, meilleure est la musique. Et niveau année de merde on est sur du très haut niveau.

Sauf que ça a été tellement la merde que parler musique a été, pour moi, extrêmement compliqué vu tout ce que j’avais dans la tête. J’ai commencé une chiée de chroniques, sans jamais les finir. Mais là je dois aller au bout. Parce que l’album dont je vais vous parler est important. Et comble pour une radio rock c’est un album de rap.

RTJ4 album cover

Sorti le 03/06/2020 sur Jewel Runners/BMG

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Tracklist :

01. Yankee And The Brave
02. Ooh La La (feat Greg Nice and DJ Premier)
03. Out Of Sight (feat. 2 Chainz)
04. Holy Calamafuck
05. Goonies vs E.T.
06. Walking In The Snow
07. Ju$t (feat Pharell Williams and Zack De La Rocha)
08. Never Look Back
09. The Ground Below
10. Pulling The Pin (feat Mavis Staples and Josh Homme)
11. A Few Words For The Firing Squad

Line-up :

Jaime « El-P » Meline (MC, Production)
Michael « Killer Mike » Render (MC)

RUN THE JEWELS 5

Kill Your Masters.

RUN THE JEWELS est un duo de hip hop formé par le rappeur/producteur Jaime « El-P » Meline, originaire de New York et le rappeur Michael « KILLER MIKE » Render, originaire d’Atlanta. Le premier est reconnu depuis la fin des années 90 pour son originalité et ses prods titanesques, le second depuis le début des années 2000 grâce à son flow percutant et son écriture puissante. Après avoir collaboré en 2012 sur l’album de KILLER MIKE « R.A.P. Music », ils décident de former le duo RUN THE JEWELS et sortent leur premier album « Run The Jewels » en 2013. Il est suivi de « Run The Jewels 2 » en 2014 et « Run The Jewels 3 » en 2016. Pour les amoureux de dates : 2014 c’est les émeutes de Ferguson, 2016, c’est l’élection du Benito orange à la Maison Blanche. Tous ont été acclamés par la critique, et c’est largement mérité.

Il faut comprendre que Michael Render est autant un activiste politique qu’un rappeur. Et comme dissocier l’homme de l’artiste c’est impossible, analyser la musique de RUN THE JEWELS sans comprendre son positionnement politique n’aurait pas de sens, voilà donc une citation extraite d’un discours prononcé suite à la mort de Georges Floyd, pour vous permettre de situer le bonhomme :

« Je suis fou de rage. Je me suis levé en voulant voir le monde brûler parce que je suis fatigué de voir des hommes noirs mourir. […] Et nous le regardons encore et encore comme un porno meurtrier. »

RUN THE JEWELS

Autant vous dire que vu le climat mondial, leur album était attendu au tournant en 2020. Attente qui s’est vu magnifiée par le début d’année bien pourri qu’on s’est tapé. Et Georges Floyd est mort. Et les USAs se sont enflammés. Ils ont alors pris la décision de sortir « RTJ4 » gratuitement, avec la possibilité de faire un don pour financer la défense de ceux arrêtés pendant les manifestations. Rien que ça déjà, c’est un geste fort qui force le respect.

Et puis je l’ai écouté…

Album de l’année. C’est tout.

Rares sont les musiciens qui réussissent à ce point à condenser le climat de leur époque, avec une puissance et une énergie qui font de leur travail des classiques instantanés. De tête comme ça, je vois THE CLASH et RAGE AGAINST THE MACHINE ou même BODY COUNT avec leurs albums éponymes, PUBLIC ENEMY avec « It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back » ou les DEAD KENNEDYS avec « Fresh Fruits For Rotting Vegetables ».

El-P et son équipe se sont surpassés au niveau de la production. Les beats sont tous monstrueux. Ça dégueule de basse ultra heavy et puissantes (« Ju$t », « Never Look Back »). C‘est sombre et violent (« Walking In The Snow »), sans jamais oublier d’être accrocheur à l’extrême (« Ooh La La », « Goonies vs ET »). Dans une interview de 2016 le producteur déclarait être influencé par et aimer la musique heavy, dont le metal. J’avoue avoir trouvé dans cet album des relents de MINISTRY, dans la froideur vicieuse et réaliste d’un « Pulling The Pin » ou dans le saxophone de « A Few Words From The Firing Squad » qui m’a rappelé celui de « 10/10 ».

On se dit à chaque morceau que là c’est bon on ne sera plus surpris, et pourtant au fil des sonorités étranges et des expérimentations, on prend mandale sur mandale pendant 40 minutes. Merde quoi, le changement de beat au milieu de « Holy Calamafuck » est juste monstrueux, et qu’on ne vienne pas me dire que « The Ground Below » n’est pas un morceau de pur rock’n’roll avec un riff de tueur. Musicalement, c’est un catalyseur émotionnel fort, un paratonnerre à colère qui vous prend aux tripes et ne vous lâche pas même après qu’il se soit terminé. Et rien que pour ça il mérite votre attention.

RUN THE JEWELS

Un élément important du rap moderne, ce sont les invités. Là encore, on a droit à la crème de la crème. Le couplet de 2CHAINZ (rappeur originaire de Géorgie, comme Killer Mike) est excellent, avec le dosage parfait dose de bravado, égotrip, beaufferie et classe qui rend le tout mémorable. Les scratchs de DJ PREMIER (producteur de légende pour NAS, Notorious BIG, Mos Def, Tupac et Snoop Dogg, entre autre) pendant « Ooh La La », sont toujours un petit plaisir d’amateur de old school. Sur le refrain de « Walking In The Snow », la rappeuse Gangsta Boo (THREE SIX MAFIA, groupe pionnier de l’horrorcore) est impeccable, avec la bonne dose de colère désabusée, et Josh Homme (QOTSA) à travers sa guitare et sa voix (qu’on entend qu’en fond) sur « Pulling The Pin » rend le côté éthérée et dissonant de ce morceau encore plus dérangeant.

Et que dire sur Pharell Williams (le monsieur de « Happy ») sur le refrain de « Ju$t » qui monte en puissance sur le « Look at all these slave masters, posing on your dollars. » (1) appuyé par un Zack De La Rocha (RAGE AGAINST THE MACHINE) en très grande forme, qui pose un couplet ultra efficace sur ce même morceau et montre qu’à 50 ans, il n’a rien perdu de sa hargne et sa puissance d’écriture, allant même jusqu’à remettre en question la non-violence de Martin Luther King (« How can we be the peace when the beast gonna reach for the worst? » (2))

Mais c’est clairement la légende du Blues Mavis Staple qui selon moi défonce absolument tout sur le refrain de « Pulling The Pin ». Si vous n’avez pas de frissons en l’entendant chanter « There’s a grenade in my heart and the pin is in their palm » (3), on peut plus rien faire pour vous, vous êtes morts à l’intérieur.

Et puis une fois qu’on a passé tout ça, il y a le plus important : les paroles. Clairement, RTJ4 se place dans le très haut du panier, pour ne pas dire au sommet absolu. Il n’y a pas un seul couplet qui craint, c’est un match de boxe en 11 rounds qui fait passer par absolument toutes les émotions et les réactions possibles (essentiellement le « putainnnnnnnn »). Sans jamais donner dans la facilité et en utilisant parfaitement leurs flows et styles complémentaires El-P et Killer Mike balancent punchlines après punchlines sans jamais faiblir, et en dresser un florilège parait aussi futile qu’impossible tant chaque morceau est citable à l’infini.

RUN THE JEWELS

Que ça soit le couplet de Killer Mike sur “Walking In The Snow”, avec le glaçant « Until my voice goes from a shriek to whisper “I Can’t Breathe »” (4), ou l’ambiance globale est à la colère, la rage de vivre et d’exister face à une machine à broyer ceux qui lui ressemblent. Ou bien EL-P qui s’inquiète de l’avenir de l’environnement : « Fuck y’all got, another planet on stash? Far from the fact of the flames of our trash? » (5), tout y passe et avec talent.

Le message de cet album, à travers l’histoire de Yankee & The Brave, c’est celui d’une révolution. Vivre libre ou mourir. Et pour ça, pas de meilleur final que l’incroyablement puissant « A Few Words For The Firing Squad », générique de fin qui voit nos deux héros délivrer deux intenses couplets juste avant de se faire fusiller. L’album se termine alors, sur le générique de « Yankee & The Brave » pour venir reboucler sur le premier morceau, comme si tout ça n’était finalement qu’un cercle vicieux à briser.

« RTJ4 » est un immense album. Point barre. Il vous touchera, vous hantera, vous fera rire, pleurer, vous emplira de rage, vous calmera et vous donnera surtout envie de péter le système. Comme le dit l’intro du clip de « Ooh La La » : un jour la longue bataille entre l’humanité et les forces de l’avidité et de la division prendra fin, et ça jour là on fera une putain de fête. En attendant, « RTJ4 » reste la bande son parfaite dans le chaos ambiant.

Notes :

(1) « Regarde tous ces esclavagistes qui posent sur tes dollars ». Il faut savoir que Georges Washington (billet de 1 dollar), Thomas Jefferson (billet de 2 dollars), Andrew Jackson (billet de 20 dollars), Ulysses S. Grant (billet de 50 dollars) et Benjamin Franklin (billet de 100 dollars) ont tous possédés des esclaves.

(2) « Comment peut-on être la paix quand la bête se prépare à aller au pire ? »

(3) « J’ai une grenade dans le cœur, et la goupille est dans leur paume ». Ici elle explique que toute la colère, la frustration des afros américains a été libérée par les actions de la police et des dirigeants, qui ont dégoupillé cette grenade. Oui ça a été enregistré en 2019.

(4) « Jusqu’à ce que dans un cri ma voix hurle « je ne peux plus respirer » », écrit suite au décès d’Eric Garner en 2014 suite à une interpellation avec clé d’étranglement.

(5) « Merde, vous avez une autre planète sous la main vous ? Loin de toutes les flammes de nos déchets ? »

 


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